TÉMOIGNAGES BOURSIERS ET STAGIAIRES 2025

Emma Poesy : Journaliste travaillant principalement sur des sujets liés au monde de la culture et des idées, Emma Poesy est passée par les rédactions du Nouvel Obs, du Figaro et de Télérama. Aujourd’hui, elle collabore avec plusieurs médias (Télérama, L’Œil d’Olivier, L’ADN, Le Parisien) et se spécialise dans la critique. 

Festival “Bangok International Performing Arts Meeting” (BIPAM), en Thaïlande

En mars 2025, en plein cœur de Bangkok, en Thaïlande, une vingtaine de jeunes critiques ont été conviés par l’AICT à assister aux performances présentées dans le cadre du Bangkok International Performing Arts Meeting. Un moment privilégié pour réfléchir à leur pratique, leur goût pour le théâtre, mieux comprendre les mécanismes économiques qui façonnent le monde du spectacle vivant et, surtout, de progresser dans l’exercice de la critique grâce au concours de plusieurs formateurs.
Encadré par la critique de théâtre canadienne Sophie Pouliot, le groupe francophone s’est ainsi donné pour objectif d’écrire le plus de critiques possible, afin de se perfectionner dans cet exercice. Une première journée de formation — avant la première représentation du festival —, nous a ainsi permis d’écrire à partir de la captation d’un spectacle canadien. Nous avons ensuite rédigé des textes pour presque chacune des performances que nous avons vues au cours du séjour, alternants les formats journalistiques : critiques écrites en 3.000 signes, chronique radiophonique, débat entre plusieurs critiques façon “Le masque et la plume”... Les retours de la formatrice, individualisés et précis, ont été particulièrement précieux pour progresser dans la pratique de la critique de théâtre. 
En plus de perfectionner notre pratique journalistique, le festival fût l’opportunité de découvrir le spectacle vivant dans un pays géographiquement très éloigné du nôtre. Le Bangkok International Performing Arts Meeting nous a permis de nous confronter à des œuvres singulières, dérangeantes pour certaines, plus difficiles à comprendre pour d’autres — étant donné qu’elles s’adressaient parfois à un public national, plus qu’international. Ça a été particulièrement le cas de  “Junggle and Hide” du plasticien thaïlandais Wichaya Artamat, un spectacle-performance dont l’objectif explicite a été d’interroger la mémoire,

violente, des dictatures militaires mises en place en Thaïlande au cours des décennies précédentes.
Dans un dispositif scénique complexe, qui mêlait audiovisuel, théâtre de marionnettes et mise en scène de soi, l’artiste a proposé une autobiographie politique révoltée, explosive, bruyante et donc, logiquement, difficile à regarder pour le spectateur. Certaines performances nous ont amenés à repenser les limites du théâtre, au moins géographique. Ce fût le cas de Manual, proposition d’Adam Kinner et Christopher Willes, qui consistait moins à délivrer un spectacle sur scène qu’à guider le spectateur à travers une déambulation méditative au milieu d’un des plus gros centres commerciaux de Thaïlande. Une “expérience” autant qu’une prestation, qui résume à elle seule la foisonnante proposition du BIPAM : un festival d’arts vivants dont les performances, tantôt jouées, et dansées, se sont infiltrées dans tous les recoins de la mégalopole thaïlandaisse, des salles de spectacle les plus conventionnelles aux lieux les plus insolites. 
Autant de propositions très différentes, donc, qui nous ont permis d’en découvrir beaucoup sur le théâtre autant que d’améliorer, chaque jour un peu plus, nos compétences journalistiques. Les rencontres avec les autres stagiaires — issus, cette année, des quatre coins du globe et très peu de l’Hexagone —, furent également féconds, tout particulièrement en ces temps troublés durant lesquels les frontières ont tendance à se refermer. Je suis particulièrement reconnaissante d’avoir eu l’opportunité de vivre quelque chose d’aussi enrichissant, d’aussi marquant, sur le plan personnel comme sur le plan de ma pratique journalistique.

Reportage https://www.loeildolivier.fr/2025/05/au-bangkok-international-performing-arts-meeting-bipam-une-nouvelle-generation-dartistes-sempare-de-la-scene/

Critiques :

Avec « Junggle and hide », Wichaya Artamat revisite sans convaincre la mémoire violente des dictatures thaïlandaises

Comment se souvenir de la violence d’un gouvernement autoritaire ? Des résistances qui lui ont été opposées ? Et de l’autocensure qui, peu à peu, naît et grandit au sein des peuples gouvernés par ces mêmes régimes dictatoriaux ? C’est à toute ces questions — passionnantes — que le metteur en scène thaïlandais Wichaya Artamat, qui a lui-même assisté à plusieurs coups d'État militaires au cours de sa vie, tente de répondre avec son spectacle Junggle and hide.

Pour raconter une existence largement influencée (et tourmentée) par la vie politique de son pays, l’artiste a recours à un dispositif scénique et audiovisuel complexe : sur scène, il se présente assis, dos aux spectateurs. À ses côtés, plusieurs comédiens sont regroupés autour d’une longue table jonchée d’objets (un petit train, une pizza en plastique, une statuette à l’effigie de Steve Jobs), qui doivent leur permettre, à la manière de marionnettes ou de reliques, de revenir sur des événements marquants de l’existence d’Aramat. Pour montrer ce petit théâtre d’objets, une caméra filme la tablée, et la captation est projetée en fond de salle. À cette image viennent s’ajouter des sous-titres et du son (la narration est elle-même enregistrée, pas récitée en direct), et d’autres vidéos tirées d’Internet : des fêtes, des manifestations… 

Aussi foisonnant qu’envahissant, le dispostif — qui n’est plus vraiment du spectacle vivant, tant il est désincarné de bout en bout — permet à Wichaya Artamat de dresser un portrait précis de sa vie, frise chronologique à l’appui. Le metteur en scène s’appuie sur chaque objet pour narrer tantôt la valse des coups d’État militaires, tantôt celle des manifestations, puis des élections destinées à rétablir un peu de paix dans le chaos. C’est en voyageant à l’étranger qu’Artamat a eu l’idée de cette autobiographie politique : à force de vivre dans des pays où il est possible d’exprimer librement ses opinions, il réalise peu à peu l’ampleur de l’autocensure qu’il s’impose une fois revenu à la maison. 

Si le propos de la pièce, très documenté, est passionnant, l’ensemble est vite brouillé par la sursaturation d'effets sonores et visuels. Musiques, bruitages incessants, vidéos en pagaille et sous-titres denses : l’auteur ne fait aucun choix et noie son spectateur dans un flux dense et continu d’informations, qui donnent à l’ensemble un air de vaste cacophonie. La petite mise en scène de départ devient rapidement le théâtre de plusieurs sous-intrigues desquelles il devient difficile de distinguer un véritable fil conducteur. 

L’auteur semble d’ailleurs faire peu de cas du chaos ambiant et s’autorise même plusieurs longues digressions sur d’autres spectacles créés avant Junggle and hide. Difficile, en fin de compte, d’apprécier une production qui fait si peu de cas de son public. C’est même sur ce désintérêt aux relents d’égotrip que se clôt la performance : après une heure de bruit et de fureur, les comédiens quittent la salle et laissent les objets disposés sur la table en autonomie. Et les marionnettes privées de marionnettistes de reproduire la même mécanique : dialogues, sous-titres, musiques, bruits stridents… jusqu’à faire finalement disjoncter le plateau. Et le spectateur, au passage.

Emma Poesy

Ridden

Présenté au festival Bangkok International Performing Arts Meeting (Bipam), cette chorégraphie de l’Indonésien Leu Wijee et son rythme effréné hypnotisent, mais reste hermétique au spectateur. 

En Indonésie, ridden, traduit à partir du mot ditunggangi, est un terme utilisé pour désigner un étrange phénomène : la prise de possession du corps des vivants par les fantômes. Comme un écho à cet inquiétant mirage, le jeune chorégraphe Leu Wijee reprend le terme à son compte pour nommer son spectacle, difficilement définissable tant il se situe à la frontière de la danse et de la performance. 

Sur un plateau nu à l’exception de quelques gadgets (une table basse, une lampe, un ventilateur), plusieurs danseurs, tantôt allongés, assis et debout, se passent le relais. Ils enchaînent, toujours par groupe de trois, des mouvements frénétiques et répétés à l’infini sur fond de musique électronique. Au commencement de cette courte performance, la bande de danseurs assise tente toujours en vain de se relever. Le mouvement se répète comme un refrain, avant de laisser la place, dans un second tableau, à trois nouveaux danseurs. Eux se redressent, se relèvent, puis tapent sans relâche et d’un seul pied sur le sol. La musique accompagne et intensifie cette répétition, pour laisser place à une longue scène finale, dans laquelle trois danseurs, encore, agitent d’avant en arrière un long balais de tiges végétales. 

Il y a quelque chose de tout à fait hypnotique dans ce déchaînement des corps. On sent, on voit, on entend, minute après minute, les mouvements des danseurs s’intensifier en une valse toujours plus pressante, jusqu’à se terminer dans une chorégraphie qui relève davantage de la performance que de la danse tant elle est épuisante pour ceux qui la pratiquent. Le spectacle capte volontiers l’œil du spectateur — la division en trois tableaux de vingt minutes permet, elle, d’absorber, sans laisser le temps de se lasser. 

En revanche, peu d’indices permettent de donner du sens aux images produites par Ridden. La chorégraphie reste hermétique tout du long : sur scène, pas de mot, pas de mouvement même, en référence à la volonté de l’artiste — pourtant évoquée dans la note d'intention —, de montrer la réaction des corps et des communautés humaines après une catastrophe naturelle. Est-ce bien nécessaire de comprendre pour apprécier ce que l’on voit ? Pas forcément, mais lorsque les lumières s’éteignent finalement sur les corps épuisés et satisfaits des danseurs, la performance laisse derrière elle un arrière-goût d’inachevé.